ATELIER D'ARTISTE JACQUELINE VANDEN ABBEELEN RUSSO (Épernay, 1926 - Naples, 2021)

Son fils nous fait part aujourd'hui avec émotion de ses souvenirs de Jacqueline Vanden Abbeelen Russo, en tant que mère et artiste. 

"Je me souviens de ma mère comme d’une femme pleine d'enthousiasme et d’inspiration. Dans ce grand appartement de Naples, vidé désormais de sa présence, j'ai reparcouru sa vie à travers son œuvre.

En observant ses tableaux à l'huile, à la gouache, au fusain ou à l'encre, encadrés, accrochés aux murs ou cachés au fond des placards, maintenant qu’elle n’est plus là, je m'aperçois que toute son énergie demeure ainsi figée dans le temps et nous parle de son parcours.

Un parcours qui commence à Paris dans les années 20 dans une famille bourgeoise, où elle et Odette, sa sœur jumelle, ont grandi. Déjà adolescente pendant la guerre, Jacqueline fut élève d’une école d’art à Clichy, dans son quartier natal, le 17e arrondissement. De cette époque, elle m’a transmis de nombreux récits de sa jeunesse, heureuse et difficile en même temps, passée dans le Paris occupé par les Allemands. Jeune fille qui aimait la vie, la voici dans une photo, dans la classe de dessin, probablement avant 1945. Jacqueline me parlait avec légèreté des horreurs de la guerre qu’elle a vécues, comme beaucoup de jeunes de sa génération, comme une aventure et qui devenaient presque comme des scènes d’un film pour l’enfant des années ‘60 que j’étais. C’est ainsi qu’à la fin de la guerre, ma mère s’est retrouvée dans cette ambiance artistique parisienne, passionnée et pleine d’espoir, à peindre dans son atelier situé dans une chambre de bonne au-dessus du grand appartement de ses parents de l’Avenue de Villiers. C’est là qu'elle a probablement préparé ses premières aventures dont la plus importante a sûrement été son voyage en Italie en 1948. Embarquée dans un train avec des centaines de jeunes qui, en traversant l’Europe désormais libérée des horreurs de la guerre, voulaient célébrer la paix, la fraternité et la joie de vivre, Jacqueline, à la façon du Grand Tour des anciens temps, s'était lancée à la découverte des merveilles du Sud. En arrivant à Naples comme dans d’autres villes de la péninsule, une délégation de jeunes étudiants du lieu les attendait. Parmi eux, il y avait mon père Attilio, jeune étudiant en médecine.

Où ont-ils fait connaissance ? Sur le tramway qui les baladait dans cette ville sûrement très exotique pour ces jeunes Français. Et puis l’amour. Elle nous racontait, avec un petit sourire, qu’en partant de Naples elle ne pensait pas revoir mon père qui lui fit la surprise de la retrouver à la gare de Rome. Et puis le retour à Paris. Des fiançailles déjà établies se sont brusquement interrompues. Encore une fois, Jacqueline nous racontait avec son regard moqueur, presque fière d’elle-même, que sous le sage conseil de son père, elle avait dû s'exiler pendant un moment chez la famille en Belgique à cause des colères du fiancé déçu.

Mais bientôt mon père l’a rejointe à Paris où il a même été admis comme assistant étranger à la faculté de médecine. Et puis finalement le mariage dans cette ville où mon père, passionné par la culture française, rêvait de rester pour commencer une nouvelle vie. Mais le destin n’a pas voulu ainsi : sa famille très traditionnelle les a ramenés à Naples où ils ont commencé une vie simple, presque frugale, dans un milieu modeste très arriéré et bourré de préjugés. Ma mère a sûrement souffert beaucoup de cette énorme différence culturelle, probablement un cauchemar pour une jeune et belle parisienne. Mais l'amour a tout surmonté et ses tableaux de cette époque, sortis d’élans d’intense énergie, ne parlent que de lumières et couleurs découvertes dans ces nouveaux paysages : les plages, la mer, les anciens quartiers napolitains, les campagnes et les villages de la côte amalfitaine… Et puis les îles, en particulier Ischia où elle et mon père partaient souvent se promener sur le bateau d’un ami qui y possédait une propriété.

De tout cela parlaient déjà ses dessins, ses gravures et ses peintures de saveur méditerranéenne que j’ai découvert dans un grand carton caché derrière une porte du grand appartement de Naples. Tel qu’une prémonition artistique, ils remontent certainement à une époque précédente aux années ’50 comme ces livres reliés par elle-même, dont elle décorait de façon très créative les couvertures.

Mais la peinture n'a pas été la seule passion de ma mère. Je me souviens encore de son amour pour les animaux qui vivaient librement dans notre appartement et qui devenaient, avec la complicité passionnée de ma sœur Angela, les protagonistes de notre vie familiale.

Mais revenons à son arrivée à Naples, et sa découverte, comme beaucoup de peintres avant elle, de la chaleur des couleurs et de la lumière de ce nouvel univers méridional. Jacqueline disait souvent qu’à son arrivée elle avait rencontré un peuple innocent, joyeux et chantant ; une société différente de ses propres origines, mais qui l'avait accueillie avec générosité. Et nous, mon père, ma sœur et moi, nous étions embarqués avec elle dans cette aventure quotidienne où tout prenait un sens poétique : personnes, animaux, objets, lieux, rencontres, … dans le cadre de cet appartement modeste dans un quartier pauvre de Naples d’où mon père était originaire et exerçait sa profession de médecin obstétricien et gynécologue, ayant son cabinet où il recevait les gens les plus et démunis avec son humilité simple et timide.

La grande révolution dans notre vie familiale a été la construction en 1965 d’une maison à la mer, bâtie au milieu d’une pinède sur la côte nord de Naples, à deux pas de plages sauvages où les couchers de soleil étaient magnifiques. C’est là que ma mère a commencé à jardiner, et son amour pour le monde végétal l’a suivie jusqu’à la fin de sa vie. Les fleurs, les arbres et les natures mortes sont devenues donc le sujet préféré de sa peinture qui a débordé jusque sur les murs à l’intérieur de la maison pour représenter des grands arbres : des buissons fleuris, un magnolia, une glycine. De cette époque deux grands formats à la gouache sont restés : un portrait de ma sœur et moi, en compagnie de nos animaux domestiques, dans un paysage de pommiers typique de la région de Naples, et puis cette étonnante danse de mon père, habillé en Arlequin, avec ma sœur. Ce grand tableau a été très tôt objet (sous le regard amusé et complice de mes parents) d’interventions un peu sauvages dans un élan créatif de moi, de ma sœur et de ses copains rebelles.

Ma mère évoluait au milieu de femmes de la classe émergente des professions libérales. Mais elle était, je me souviens bien, toujours considérée différente (son accent français à couper au couteau ne l’a jamais quittée), et même excentrique, dans ce milieu petit bourgeois de Naples des années ‘60. Ce décalage, qui ne s’est jamais atténué avec le temps, nous a finalement préservé de ce trait profondément provincial qui domine Naples et la culture Italienne en général même jusqu’à nos jours.

Et finalement ses meilleures amies étaient toujours toutes des femmes étrangères qui, comme elle, avaient vécu un changement total de vie, qui connaissaient le défi du décalage culturel et s’étaient forgé un nouveau destin dans ce pays charmant. Même si très dégradée par la pauvreté, les bombardements de la guerre et puis par les spéculations urbaines qui ont suivi, le Naples que ma mère a connu était sûrement très séduisant et, grâce à son regard poétique elle s’y est complètement intégrée, contrairement à ces quelques expats français « qui passaient leur temps à tout critiquer », comme disait souvent Jacqueline qui les évitait comme la peste. Elle, en revanche, dans sa double diversité d’étrangère et d’artiste libre, gardait son attitude ouverte et était très aimée par tout le monde, toutes classes sociales confondues. Finalement on sentait chez elle toujours quelque chose de très différent, comme un vent d’ailleurs, mais aussi de très simple et familier.

Mais Naples est une ville qui peut aussi tuer, ou endormir tous talents ou élans vitaux. C’est l’histoire ancestrale d’Ulysse et des Sirènes qui sont à la base du mythe de la fondation de cette ville enchanteresse et captivante où déjà les romains de l’époque impériale venaient pour mourir dans la beauté.

Avec le temps, peu à peu les pinceaux sont sortis de sa vie. Quelles sont les occasions où on l’a vue encore peindre ou dessiner ? C’était au cours de ses fréquents voyages que ma mère adorait toujours revenir à l’art. Et aller voir son fils nomade dans ses déplacements sur la planète, d’abord comme étudiant au Japon et puis comme architecte paysagiste au Canada et puis au Portugal, était pour elle une bonne opportunité de découverte et d’inspiration. Encore vers ses 80 ans, quand j’allais souvent en Inde pour participer au projet expérimental d’Auroville, à chaque fois elle me disait : « Un jour, j’aimerais bien que tu m’emmènes avec toi ». Et c’est vrai que je l'aurais bien vue se promener dans les rues de Pondichéry où la présence française est encore très forte et je suis sûr qu’elle aurait aimé tous ces rêveurs qui ont voulu, dans les années ’60, en suivant l’utopie de la Mère et de Sri Aurobindo, créer une ville moderne de Conscience dédiée à l’humanité de l’Avenir.

Ses voyages avaient commencé déjà à partir de la retraite de mon père. D’abord avec lui en Inde, au Népal, en Amérique du Sud puis après sa mort en 1997, elle avait continué à visiter beaucoup de pays en Europe, puis l’Égypte et même la Chine avec sa classe de Taïchi, cette ‘gymnastique chinoise’ (comme elle aimait le définir) qu’elle a pratiqué presque jusqu’à la fin de sa vie et qui a bien aidé son corps à arriver à un grand âge. 

Cette passion pour l’Orient et ses Arts, qui a aussi tellement influencé mon parcours, venait non seulement de nos visites au musée Guimet et au musée de l’Homme, mais sûrement de cette ambiance très internationale que Jacqueline avait vécue si tôt dans son école d’art fréquentée par des jeunes qui venaient des 4 coins du monde. Dans un livre décoré à la main par elle-même, j’ai trouvé une note avec une très belle phrase d’un grand poète vietnamien : un hymne à la Vie et à l’Amour. Cette découverte ne m'a pas complètement surpris. Non seulement elle témoigne de son âme sensible et passionnelle, mais elle nous ramène à cette atmosphère très ouverte d'un Paris des années ‘30-’50 qui était déjà un carrefour où beaucoup de cultures différentes se croisaient librement. Ses peintures et dessins de cette époque évoquent de façon touchante ce climat très riche et varié qui a marqué l’histoire culturelle de Paris, de la France et du monde entier.

Je remercie Jacqueline des dons qu’elle m'a transmis : sa grande ouverture sur le monde et cette envie de vivre pleinement des expériences nouvelles, qui l'ont poussée toujours au-delà des frontières connues jusqu'à très tard dans sa vie.
Son regard sur ce monde s’est éteint le 28 août 2021 après une courte agonie à la suite d’un grave et subit AVC.
Ce monde qui a sûrement offert une dernière chance de découverte à son regard curieux et rêveur.
Je souhaite que son dernier départ l’ait emmenée là où elle voulait, dans la paix et dans cette lumière qu’elle a toujours évoquées dans son œuvre artistique."